Se moquer de la philosophie, est vraiment une façon de philosopher, dit-on. En proposant dans cette note le dénigrement d’une certaine philosophie enseignée et pratiquée officiellement au Congo, je voudrais proposer une nouvelle philosophie de l’enseignement et de la pratique de la philosophie au Congo en vue de substituer la production des philosophes et philosophies congolais à l’actuelle production des diplômés congolais en philosophies étrangères. J’estime qu’il s’agit là d’une exigence impérieuse pour sauver l’activité philosophique qui, au Congo, semble inexistante du fait de son manque d’impact sur la vie sociale.

En d’autres termes, je propose (à ma façon) des pistes pour répondre à une préoccupation essentielle, celle qui doit mener à des productions philosophiques adaptées à notre praxis sociale, liées à nos luttes, répondant à nos besoins et angoisses existentiels… En effet, les sociétés européennes, idéologiquement stabilisées, ont de la philosophie une conception adaptée à la justification de leur système. Elles peuvent dès lors se permettre le luxe de faire de leurs philosophies des lieux réservés à des initiés maniant un langage ésotérique propre au métier de philosophe occidental.

En y souscrivant têtes baissées, nos intellectuels acceptent de se soumettre à une robotisation sclérosante et antiphilosophique, privant dès lors nos peuples de philosophies de référence idéelles dont, pourtant, ils ont tant besoin. Lorsque ces intellectuels monopolisent l’activité philosophique, ils condamnent leurs peuples à vivre au gré des humeurs et des intérêts du « maître inspirateur » qui, les privant de leurs facultés de développer des pensées originelles, leur propose à la place des « prêts-à-penser » idéologiques qui, souvent, consistent en des réflexions produites sur base des observations faites ailleurs. Ce qui explique le caractère indigeste de certains discours, d’autant plus qu’ils sont rendus dans une langue étrangère, avec un certain type de langage approprié qui impose une sorte de tyrannie terminologique paralysante.

J’aimerais préciser que ce texte, légèrement modifié et mise à jour, date de 1985 à la suite de ma participation à la 8ème Semaine Philosophique de Kinshasa tenue aux Facultés Catholiques de Kinshasa, l’actuelle Université catholique du Congo, en décembre 1984. A cette occasion, comme un cheveu dans la soupe, j’avais lancé la question provocatrice : « Philosophe Africain, où es-tu ? », question que MBOLOKALA qualifiera plus tard de « célèbre et inoubliable ». Il avait, en effet, compris que la question voulait soulever l'interrogation "sur l'efficacité de la pratique philosophique africaine, demander si le philosophe africain peut encore contribuer concrètement et efficacement au développement de sa société" et qu'elle invitait "à une productivité convaincante et de nature à contribuer réellement au développement social".[1]

Cette interrogation qui avait suscité une agitation philosophico-intellectuelle inattendue reste malgré tout d’actualité. En effet, à l’exception de la note intellectuellement honnête de MBOLOKALA, les autres ont réagi comme des mandarins auto-satisfaits, soucieux de se prémunir contre toute forme de critique car, comme le dit ALTHUSSER, « ce que la philosophie ne peut tolérer, c’est l’idée d’une théorie (c’est-à-dire d’une connaissance objective) de la philosophie, capable de changer sa pratique traditionnelle. Cette théorie peut lui être mortelle, car elle vit de sa dénégation »[2].

Mais, face aux enjeux du moment, j’ose, en publiant ce texte, violer un domaine réservé en vue d’apporter ma modeste contribution afin que soit délogée et enterrée la pratique philosophique en vigueur qui me paraît n’être qu’hallucination et mystification. L’objectif poursuivi est de faire recouvrer à la philosophie sa place qui doit être au centre des activités humaines dans un milieu historiquement déterminé. En m’adressant en profane aux spécialistes, conscient que je suis de mes limites dans le domaine, mon intention est d’oser poser des questions, même banales, pourvu que cela aide à soulever des questions cardinales. Il est temps que l’on repense les bases d’une épistémologie  de la philosophie en Afrique.

La note comprend trois parties. J’essaie en premier lieu de répondre à la question : « Qu’est-ce que la philosophie ? » ou, mieux : « Que doit être pour nous la philosophie ? ». En second lieu, je parle des philosophies livresques livrées sous forme professorale (académique) dans nos grandes écoles. Enfin, en guise de pistes pour la recherche, je fais allusion à quelques penseurs indigènes dont les idées peuvent être utilement exploitées pour armer philosophiquement nos masses et élites afin de les rendre plus aptes face aux multiples défis existentiels qui se dressent devant elles dans leurs luttes multiformes pour la vie et leurs aspirations légitimes à vivre mieux.



[1] MBOLOKALA Imbuli., «  Philosophe africain, où es-tu ? », in Analyses sociales, Vol. I, n° 2, Janv-Fév. 1985, pp. 37-40.

[2] L. ALTHUSSER, Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero, 1975, p. 15.

Lire la suite …