La philosophie, ayant pour objet matériel la totalité du réel, ne peut pas s’empêcher de réfléchir sur l’existence humaine. C’est du point de vue formel qu’elle se distinguera de l’histoire, de l’ethnologie, de la psychologie et d’autres sciences ou disciplines qui s’intéressent à l’homme. Prenant pour objet l’étude de la tradition orale du Sud-Est du Katanga, telle qu’elle est fixée dans et par l’écriture du R.P. Léon Verbeek le Mubemba et ses collaborateurs, ma réflexion philosophique se donne pour tâche de cerner, de toucher du « doigt philosophique », le « ce-par-quoi », le Muntu du Sud-Est du Katanga est un muntu-qui-chante sa vie et qui-vit-en-chantant. C’est un Muntu cantor : il est chanté quand il est conçu, on chante pour lui quand il naît ; son oreille écoute le chant quand il chasse, et chasse en chantant ; dans sa pirogue, il pêche en chantant et chante sa vie en pêchant ; il pleure en chantant ; il chante, il chante, il chante ! Il est un MWINA NGOMA, MWINA MALUMBO. De ce qui précède, l’on devinera que du corpus scientifique que nous lègue Léon Verbeek le Mubemba, ma réflexion philosophique se limitera aux chansons des jumeaux, aux berceuses, aux pileuses, aux chansons de la chasse et de la pêche et aux mélopées funèbres, les nyimbo ya malilo. Toutefois, je dois signaler que ma porte d’entrée dans l’œuvre imposante de Léon Verbeek le Mubemba est Contes de l’inceste, de la pauvreté et de l’alliance chez les Bemba (2006). Je diviserai mon intervention en cinq parties. La première portera sur l’anthropologie philosophique et son éternelle question : Qu’est-ce qu’est l’homme ? Ubuntu cinshi ? La deuxième tentera d’appréhender l’« ubuntuïté » en partant de la catégorie anthropologique de la corporéité. La troisième dévoilera l’« ubuntuïté » en me servant du travail comme catégorie purement anthropologique. La quatrième présentera l’« ubuntuïté » comme relevant de la communauté, catégorie anthropologique. La cinquième et dernière partie indiquera ou mieux pointera l’« ubuntuïté » comme une présence de la mort, catégorie anthropologique insondable. 1. QU’EST-CE QUE L’HOMME ? UBUNTU CINSHI ? L’être humain est le seul être vivant qui se pose la question de savoir qui il est. Pour donner sa tentative de réponse, il utilisera plusieurs méthodes dont la phénoménologie (les épochès d’Edmund HUSSERL ne viendront pas à bout de cette question. L’homme restera un mystère.), la méthode herméneutique (telle qu’elle est enseignée par DILTHEY, Emilio BETTI et HEIDEGGER, ne dira jamais un dernier mot sur ce qu’est l’homme.), la méthode dialectique (au sens de dialogue, ne dévoilera pas l’homme dans sa totalité.), le recueillement de G. MARCEL et l’examen de conscience de PYTHAGORE ( toujours en deçà du « connais-toi toi-même » du philosophe « analphabète » SOCRATE.) et la méthode comparative ( qui me laisse sur ma soif). Se servant de cette méthode, ANAXAGORE dira que c’est la MAIN qui différencie l’homme des animaux ; ARISTOTE prendra position contre cette affirmation et soutiendra que c’est par la RAISON que l’homme se distingue des animaux. Prof. Abbé Louis MPALA Mbabula POUR UNE PHILOSOPHIE DE L’EXISTENCE AUTHENTIQUE CONTRIBUTION À UNE ANTHROPOLOGIE PHILOSOPHIQUE AFRICAINE TEXTE PRESENTE À L’OCTROI DU DOCTORAT HONORIS CAUSA AU R.P. LEON VERBEEK INTRODUCTION La philosophie, ayant pour objet matériel la totalité du réel, ne peut pas s’empêcher de réfléchir sur l’existence humaine. C’est du point de vue formel qu’elle se distinguera de l’histoire, de l’ethnologie, de la psychologie et d’autres sciences ou disciplines qui s’intéressent à l’homme. Prenant pour objet l’étude de la tradition orale du Sud-Est du Katanga, telle qu’elle est fixée dans et par l’écriture du R.P. Léon Verbeek le Mubemba et ses collaborateurs, ma réflexion philosophique se donne pour tâche de cerner, de toucher du « doigt philosophique », le « ce-par-quoi », le Muntu du Sud-Est du Katanga est un muntu-qui-chante sa vie et qui-vit-en-chantant. C’est un Muntu cantor : il est chanté quand il est conçu, on chante pour lui quand il naît ; son oreille écoute le chant quand il chasse, et chasse en chantant ; dans sa pirogue, il pêche en chantant et chante sa vie en pêchant ; il pleure en chantant ; il chante, il chante, il chante ! Il est un MWINA NGOMA, MWINA MALUMBO. De ce qui précède, l’on devinera que du corpus scientifique que nous lègue Léon Verbeek le Mubemba, ma réflexion philosophique se limitera aux chansons des jumeaux, aux berceuses, aux pileuses, aux chansons de la chasse et de la pêche et aux mélopées funèbres, les nyimbo ya malilo. Toutefois, je dois signaler que ma porte d’entrée dans l’œuvre imposante de Léon Verbeek le Mubemba est Contes de l’inceste, de la pauvreté et de l’alliance chez les Bemba (2006). Je diviserai mon intervention en cinq parties. La première portera sur l’anthropologie philosophique et son éternelle question : Qu’est-ce qu’est l’homme ? Ubuntu cinshi ? La deuxième tentera d’appréhender l’« ubuntuïté » en partant de la catégorie anthropologique de la corporéité. La troisième dévoilera l’« ubuntuïté » en me servant du travail comme catégorie purement anthropologique. La quatrième présentera l’« ubuntuïté » comme relevant de la communauté, catégorie anthropologique. La cinquième et dernière partie indiquera ou mieux pointera l’« ubuntuïté » comme une présence de la mort, catégorie anthropologique insondable. 1. QU’EST-CE QUE L’HOMME ? UBUNTU CINSHI ? L’être humain est le seul être vivant qui se pose la question de savoir qui il est. Pour donner sa tentative de réponse, il utilisera plusieurs méthodes dont la phénoménologie (les épochès d’Edmund HUSSERL ne viendront pas à bout de cette question. L’homme restera un mystère.), la méthode herméneutique (telle qu’elle est enseignée par DILTHEY, Emilio BETTI et HEIDEGGER, ne dira jamais un dernier mot sur ce qu’est l’homme.), la méthode dialectique (au sens de dialogue, ne dévoilera pas l’homme dans sa totalité.), le recueillement de G. MARCEL et l’examen de conscience de PYTHAGORE ( toujours en deçà du « connais-toi toi-même » du philosophe « analphabète » SOCRATE.) et la méthode comparative ( qui me laisse sur ma soif). Se servant de cette méthode, ANAXAGORE dira que c’est la MAIN qui différencie l’homme des animaux ; ARISTOTE prendra position contre cette affirmation et soutiendra que c’est par la RAISON que l’homme se distingue des animaux. Quelle est ma position raisonnée ? De ma réflexion philosophique portant sur les textes choisis de l’œuvre de Léon Verbeek le Mubemba, l’homme se distingue des animaux et par la raison et par la main et par la BOUCHE. Seul l’homme chante. C’est par analogie, par personnification et par prosopopée que l’oiseau chante et a la bouche. Merci, Léon Verbeek le Mubemba, pour m’avoir appris ce que les livres de philosophie occidentale ne m’ont pas enseigné. Oui, le philosophe, au dire de PLATON, vieillit en apprenant. 2. DE LA CATEGORIE ANTHROPOLOGIQUE DE LA CORPOREITE Le Muntu est un être sexué. Il naît soit masculin soit féminin. Voilà pourquoi on pose la question à la sage-femme : « Mwana ki ? De quel sexe est-il ? ». Cela nous montre que le Muntu, de par son sexe, est préparé au mariage. Si la sexualité fait partie de la corporéité, il sied à la famille d’éduquer les enfants à connaître l’essence du sexe. De ce fait, on évitera l’inceste et l’adultère, signes du désordre sexuel. Toutefois, s’il y a naissance des jumeaux, les chansons consacrées à ces derniers parlent impudiquement du sexe. Elles sont exécutées « devant un public formé de personnes de tous les âges et sexes, sans distinction… » (p. 3). On y fait l’éloge du sexe masculin et féminin pour leurs exploits car « la société s’émerveille devant une réalité étonnante de la procréation gémellaire » (p. 3). En effet, avoir des jumeaux est un don de Dieu, une chance et on injurie les jumeaux pour les fortifier. Comme on le voit, le Muntu chante non seulement la conception d’un être humain, mais aussi sa naissance et il se permet de briser les tabous portant sur le respect du sexe par les chansons des jumeaux. La chanson rythme la vie. Les pilleuses ou les chansons du pilon, du point de vue de la corporéité, exaltent la beauté naturelle de la femme africaine (umwanakashi). Cette beauté se manifeste tantôt dans les yeux doux, tantôt dans le teint d’ébène, tantôt dans les hanches rondes, tantôt dans le cou encerclé des perles, tantôt dans le cœur. 3. DE LA COMMUNAUTE COMME CATEGORIE ANTHROPOLOGIQUE Pour les bantu du Sud-Est du Katanga, « imiti ikula e mpanga = ce sont les arbrisseaux qui feront la forêt de demain ». Ceci étant, les soins prodigués à l’enfant commencent dès la conception (ukusonta ifumo) et durant la grossesse (ukusunga ifumo). L’embryon est un être humain à protéger. A sa naissance, les berceuses, résumées en « cesse de pleurer mon enfant », sont des chansons de socialisation : elles invitent l’enfant à se calmer, à ne pas pleurer ; elles divertissent l’enfant, le flattent, le distraient et font que l’enfant trouve « dans la présence tendre et amoureuse de la berceuse une réponse à son besoin de sécurité et de protection » (p. 5). Considérées comme un forum, les berceuses, chantées devant et pour l’enfant, sont un moment où l’on peut exprimer quelques exigences de la société que l’enfant aura à observer. C’est, entre autres, le devoir de gratitude, l’attention et la compassion devant le besoin du prochain. Les berceuses font aussi entendre, à l’oreille de l’enfant, les lamentations de la femme sur son sort : travailler dur, être enceinte, accoucher, tamiser, piler, cuisiner, puiser de l’eau, etc. A dire vrai, la femme s’adresse à quelqu’un qui l’entend quand bien même il ne lui répondrait pas. Les berceuses, en dernière analyse, rendent « délicatement la relation de la femme africaine avec son enfant » (p. 4). De ce qui précède, les berceuses sont un dialogue entre la femme et l’enfant. Les pileuses ou chansons du pilon et de la meule nous révèlent le Muntu comme un-être-avec. Elles expriment combien la vie communautaire n’est pas facile pour une femme célibataire, stérile, orpheline et exposent les problèmes inhérent au mariage tout en indiquant l’ingratitude humaine : une seule femme pile, mais les mangeurs sont nombreux et on se moque de ses seins qui se fanent sous le pilon. Cependant, les pileuses chantent aussi la beauté du mariage, surtout à son début, la relation entre mari et épouse et louent le mari qui sait bien soigner son épouse. Les chansons de chasse et de pêche nous dévoilent le Muntu comme étant un être à la fois sociable et insociable. Sociable, le chasseur comme le pêcheur déteste la solitude, partage son butin avec les autres. Insociable, le Muntu, déçu par le vivre-ensemble, a tendance à s’isoler des autres ingrats, méchants, jaloux et toujours prêts à l’accuser de sorcier. Le chasseur et le pêcheur chantent leur vie communautaire et vivent en communauté en chantant. Le Muntu est un homo cantor. 4. DU TRAVAIL COMME CATEGORIE ANTHROPOLOGIQUE Le Muntu du Sud-Est du Katanga décourage la paresse et aime dire : « uwakana ukwela, akana ukocha = qui refuse d’aller à la pêche, doit s’abstenir de griller le poisson = qui ne travaille pas ne mange pas non plus ». Les pileuses comme les chansons de chasse et de pêche font partie des chansons de travail, Worksongs selon R. Finnegan. Le Muntu chante quand il travaille ; les chansons, en cette occasion, sont un vrai forum où les femmes comme les hommes trouvent l’occasion d’exprimer leur joie (avoir des parents, avoir un chez soi, avoir des enfants, avoir un mari ou une épouse), leur peine et leur souffrance (avoir perdu la mère, être orphelin ou orpheline, manquer des frères ou des sœurs). Le travail du pêcheur et surtout celui du chasseur est tributaire de la fidélité ou de l’infidélité de la femme. Cette dernière est tenue à certains interdits et à une discipline rigoureuse. Si le premier à pour lieu de travail la rivière, le fleuve et le lac, le dernier a la brousse comme espace de la réalisation de soi par le travail. A travers leurs chansons, ils expriment les vicissitudes de la vie liées à leurs métiers : affronter les dangers de la pêche et de la chasse, accepter l’infirmité comme la stérilité (pour les pêcheurs), avoir mal aux reins, au ventre, au genou, au dos (pour les pêcheurs), être mordu par les serpents (pour les chasseurs), avoir des pieds blessés et enflés (pour les chasseurs), mourir sous les pattes d’un animal ou se perdre en brousse (pour les chasseurs), mourir dans l’eau ou être happé par le crocodile. Bref, tous les deux sont des héros tragiques, quand bien même ils éprouveraient de l’humiliation, de la honte et de la critique une fois rentré mains bredouilles de la pêche ou de la chasse. Toutefois, ils glorifient leur travail qui leur procure la joie de vivre. Voilà pourquoi le pêcheur vente sa pirogue en la traitant de cheval sur lequel il avance sur l’eau, de papillon léger ou d’aigle majestueux qui plane au-dessus des eaux. Le chasseur, de sa part, se compare aux fauves, au lion, à la civette (nshimba), au milan (pungwa), à l’aigle noir (kipungu) et aux vautours (likubi). Comme on peut le remarquer, de par leur travail, le chasseur et le pêcheur vivent en harmonie cosmique avec la brousse et l’eau ainsi que tout ce qui constitue leur monde spirituel. De ce qui précède, on dira que le Muntu chante ses joies et ses peines, chante en travaillant et travaille en chantant. Il est un homo cantor. 5. LA MORT COMME CATEGORIE ANTHROPOLOGIQUE Les sages du Sud-Est du Katanga interpellent les Bantu en ces termes : « Mushilumbula mfwa, ni mukamwenso=seul le peureux s’abstient de parler de la mort ». Les Bantu du Sud-Est du Katanga chantent pour la mort et pleurent en chantant. Les mélopées funèbres ou les fimbo fya malilo sont une expression du mal et de la douleur du Muntu. La mort est considérée comme méchante car elle sépare le mari de l’épouse, l’enfant de ses parents, le frère de sa sœur. Ainsi, elle fait des uns des orphelins et des autres des veuves ou veufs. Les mélopées funèbres mettent aussi en exergue la solitude que provoque la mort et elles jouent, aussi par ailleurs, le rôle du forum où la stérilité est vue comme une malédiction, où les tensions au sein de la famille sont décriées, où la femme magnifie l’homme et se plaint de sa propre féminité, où les devises, c’est-à-dire les malumbo, exaltent le clan et constituent une source de renseignement historique et où le monde des esprits est un rendez-vous. Loin de plonger le Muntu dans le tourbillon de l’angoisse, du vide, de l’angoisse du destin, de l’angoisse de l’absurde et de l’angoisse de la faute, la souffrance et la mort ne troublent pas l’âme du Muntu. Ce dernier, réaliste qu’il est, par l’ironie et l’humour, affronte les assauts de la vie en les chantant et en les assumant. Homo cantor, le Muntu chante sa vie ou son existence telle qu’il se comprend car il est « un mwina kufwa = un-être-pour-la-mort ». Permettez-moi de chanter pour Léon Verbeek le Mubemba avant que ma salive ne sèche : Au secours, au secours, Léon Verbeek, we kikolwe cesu (notre ancêtre ou maître) L’héritage que tu nous légues est très lourd. Au secours, au secours, chers frères et sœurs, Que ferons-nous du respect du sexe, Dans ce monde où le sexe est devenu une marchandise ? Au secours, au secours, chers frères et sœurs, Que sont devenues nos brousses et nos forêts, Dans ce monde marchand et marchandise ? Au secours, au secours, chers frères et sœurs, Que nous reste de nos rivières, fleuves et lacs, Dans ce monde où les eaux sont polluées et les poissons empoisonnés ? Au secours, au secours, Léon Verbeek, we kikolwe cesu Qui entonnera pour moi, le malheureux, Les berceuses, Les pileuses, Les chansons de chasse, Les chansons de pêche, Les chansons des jumeaux, Les mélopées funèbres ? Tous sont partis au Kalunga ( dans l’au-delà). Maman minakufwa (Maman, je meurs). Au secours, au secours, au secours, … Lubumbashi, le 21 mai 2016