Hubert MONO Ndjana  rend un vibrant hommage et témoignage au professeur Antoine MANGA Bihina qu'il considère comme son jumeau compte tenu de leur rencontre amicale devenue fraternelle. Le témoignage ayant un caractère "pastorale" pour ne pas dire pédagogique et servant de témoignage personnel à partager avec la jeune génération qui croit que ce sont les Loges qui déterminent l'existence humaine et non Dieu YHWH, je place ce billet dans la catégorie Lettres pastorales et je suis convaincu que ce témoignage conduira, par la main de Dieu YHWH, l'un ou l'autre à rebrousser chemin et à suivre l'exemple d'Antoine MANGA Bihina.

 

 

 

 

 

 

 
 
 

TEMOIGNAGE  POUR LE  REGRETTE PROFESSEUR ANTOINE MANGA BIHINA,

HOMME DE SCIENCE HOMME DE FOI

 

 

 

 

Par son collègue, ami et frère « Siannois »

Hubert Mono Ndjana

 

 

 

 

Institut Saint Joseph Mukasa

Yaoundé,  21 Mai 2019

 

-         Monsieur le Ministre d’Etat Chargé de l’Enseignement Supérieur,

-         Monsieur le Recteur de l’Université de Yaoundé I,

-         Monsieur le Doyen de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences Humaines de l’UYI,

-         Chers collègues,

-         Chers étudiants,

-         Mesdames et Messieurs,

-         Chers enfants et petits-enfants de l’illustre disparu,

 

I-  TEMOIGNAGE PERSONNEL : MON FRERE SIAMOIS

Les poètes sont des oracles jouissant d’une « transvision » extraordinaire. L’un des plus grands de notre continent, Birago Diop, avait « transperçu » qu’en Afrique,

« LES MORTS NE SONT PAS MORTS ».

Personne n’ayant contesté cette affirmation jusqu’à ce jour, et sur une question aussi fondamentale, on doit en conclure que le poète avait dit vrai. Il s’ensuit que le Professeur Antoine Manga Bihina se trouve maintenant avec nous, dans cet amphithéâtre, présent et vivant. Dans l’imagerie populaire et dans nos villages, d’où le poète avait tiré la bonne sentence qui précède, certains pensent, et d’autres disent voir le défunt assis sur son cercueil, stoïque et suivant ce qui se passe et ce qui se dit.

Il est difficile de croire que les choses soient aussi claires, et les positions dans l’espace aussi précises. Aucun des partants n’est jamais revenu nous raconter la procédure du voyage, là-bas ou là-haut. Dans Hamlet,  William Shakespeare nous dit de ce pays qu’il est :

« A COUNTRY WHOSE NO TRAVELLER RETURNS»!

      Malgré les apparences,  les deux poètes ne se contredisent point. Si pour Shakespeare, aucun voyageur n’est jamais revenu  pour nous raconter la réalité de l’au-delà, ce non-retour ne signifie pas une disparition totale, une désintégration, une néantisation. La complexité des faits relatés par ailleurs dans les dossiers de canonisation des saints est une autre source de convictions, qui se complète par nos métaphysiques traditionnelles. Notre credo est donc que les morts ne sont pas morts.

Ils ont seulement perdu l’encombrante carapace corporelle dont nous parle Platon dans le Phédon, et qui tenait prisonnière leur âme. Ils s’en sont débarrassés, ils s’en sont libérés, et ne peuvent reprendre quelque forme matérielle que ce soit, car ce serait un retour en arrière, une reculade ontologique. Antoine est donc là, parmi nous, non sous telle ou telle configuration imaginable et sensorielle, mais dans une sorte de flottaison insaisissable, légère et discrète, exactement comme une âme, comme une intelligence aérienne douée d’une grande plasticité.

Tu es donc là, Antoine, tu nous sens, tu nous comprends, tu lis jusqu’au fond de nos sentiments : nos vérités et nos mensonges, nos ressentiments et nos admirations, nos soutiens sincères et nos faire-semblant.

Nous  nous sommes rassemblés ici, en effet, pour te rendre un vibrant hommage académique, hommes des amphis et grands hommes de l’administration. Du haut de leur gouvernance académique, ces derniers sont peut-être les mieux placés pour connaître l’intime complexité de chacun d’entre nous.  Quels mots plus touchants et plus véridiques pourraient donc te convenir mieux que leurs paroles éclairées et documentées ? Infaillible et clairvoyante, la haute administration s’y connaît à merveille dans la qualification et la valorisation des collaborateurs!  C’est elle qui sait, mieux que quiconque, qui a de la valeur et qui n’en a point, qui porter au pinacle et qui vouer aux gémonies, qui agrandir et qui rabaisser. Je ne voudrais donc pas me mêler des éloges académiques que tu mérites grandement, de peur d’éroder leur éclat par méconnaissance des dossiers. Je vais par conséquent me  contenter d’une simple exaltation de valeur existentielle.

 

ENSEMBLE, ENSEMBLE, ENSEMBLE

Je voudrais tout simplement évoquer,  comme nous le faisions chaque fois que nous étions ensemble, le caractère impressionnant de notre communauté de destin.  Si j’étais Démosthène ou Cicéron, j’aurais composé un dithyrambe célébrant l’empire scientifique bâti par toi et tes fidèles disciples. Hélas, je n’ai ni le génie oratoire, ni la majesté du style de ces grands maîtres de l’Antiquité. Je m’en vais donc seulement chanter, en La mineur, l’élégie de l’amitié et de la fraternité. Je m’en vais jouer la symphonie nostalgique d’un long compagnonnage qui aura duré un demi-siècle.

Quoiqu’issus de familles et tribus différentes, le hasard ou la providence, ont fait de nous des frères jumeaux, presque siamois. Il se savait que nous étions nés tous les deux, en 1946, mais mon apparence extérieure me donnait l’impression d’être ton aîné. J’y croyais fermement et en tirais toujours avantage pour vider les fonds quand nous étions en joie. J’ai arrêté le jour où,  il y a quelque temps seulement, et en bon bachelardien, tu m’as sorti la preuve expérimentale de ton droit d’aînesse : tu étais effectivement né le 7 juillet 1946, et moi le 3 novembre. Affaire classée.  Je ne pouvais plus m’emparer des gouttes ultimes.

Nous avons soixante-treize ans aujourd’hui, après avoir réussi ensemble le concours d’entrée en 6e au Collège Vogt en 1959-1960, époque où nous avons  également défilé ensemble à Yaoundé, sur la Place de l’Hypodrome, pour célébrer l’accession de notre pays à  l’Indépendance au 1er janvier 1960.

Ensuite, nous nous sommes inscrits ensemble à l’Université Fédérale du Cameroun en 1966, au département de philosophie, où de jeunes enseignants,  frais émoulus  de l’université française, commençaient aussi leur carrière : Basile-Juléat Fouda, Marcien Towa, Ebénézer Njoh Mouelle, Guillaume Buvele,  Philippe Laburthe Tolra, Ndame Esso, Miss Kitchen, Colette Lebrun, Joseph Mboui, Joseph Ngoué.

En septembre 1968, nous avons embarqué ensemble dans le même  avion pour aller terminer la licence de philosophie en France. Après deux nuits  à Paris, la ville lumière, l’Office des bourses avait dispersé le flot d’étudiants que nous composions, dans différentes académies.  Pendant que d’autres allaient au Nord, au Sud, à l’Est ou à l’Ouest de la France, toi et moi avons été  envoyés, toujours ensemble, à Tours, département de l’Indre-et-Loire,  dans la région où l’on parle le mieux français en France. Presque sur la tombe de Descartes et de Ronsard.

Rentrés au Cameroun, nous nous sommes retrouvés  comme enseignants, ensemble, à l’Université  de Yaoundé, en 1979-1980, après avoir enseigné dans les Lycées français et camerounais. Quoique l’ascension fût  âpre et dure, avec quelques pointes de malveillance, nous avons bravé les obstacles jusqu’à l’atteinte des plus hauts grades de la carrière universitaire.

Je voudrais rappeler, côté formation, que le système LMD n’existait pas encore, et que nous eûmes à rédiger deux thèses de doctorat : une pour le Doctorat de 3e Cycle, et une autre après, dite Thèse d’Etat. C’était, tout de même, un noble système. Ta  thèse de 3e Cycle intitulée : Principes épistémologiques et enjeu de la pensée ethno-philosophique, a été soutenue à Tours en 1975 sous la direction de Claude Bruaire, alors que le Doctorat d’Etat  ainsi libellé : La critique du marxisme dans la pensée négro-africaine contemporaine : contribution à une réflexion africaine sur la signification historique et épistémologique du marxisme, sous la direction d’Hélène Védrine, fut soutenue en 1991.

C’est ainsi que tu as presque systématiquement orienté tes enseignements et tes publications ultérieures dans le champ de l’épistémologie et de la logique, en enflammant  les amphis par ton savoir et ton expérience pédagogique.

L’heure de la retraite étant arrivée, à notre soixante cinquième  année, nous avons été invités, à déposer la craie. Que nos enseignements eussent alors été achevés ou non, il fallait seulement libérer le plancher. Quelle merveilleuse application de la rigueur et de la moralisation !

Cette cessation de service ne conduisit point à la séparation, mais, étonnant et miraculeux, à l’habituel raccordement des deux chemins. Qui ira-t-on alors interroger sur ce phénomène récurrent ?  Le matérialisme antique d’Epicure et de Démocrite, avec ses atomes crochus, ou le romantisme de Goethe dans Les affinités électives? La doctrine chrétienne et pascalienne de la prédestination, le fatum christianum  ou le fatum mahometanum ? Toujours est-il, s’il fallait recourir aux hypothèses de la théorie du zodiaque, que manipulent à merveille les savants de la cosmologie et ceux de l’astrologie, les Kepler et le Copernic, les Marsile Ficin et le Pic de la Mirandole, les Giordano Bruno et les Gabriel Naudé,[1] hypothèses païennes mais commodes pour l’entendement d’aujourd’hui un peu blasé, toujours est-il, répété-je, qu’en dépit de notre départ  à la retraite, les astres déversèrent encore un flux d’aimantation et de soudure douce dans les eaux ruisselant au sein de notre univers. C’est ainsi, peut-on dire, que Neptune et Saturne ont déjoué l’adversité de Mars et de Pluton, et créé un courant d’affinités qui nous a entraînés, toujours ensemble, vers les universités catholiques de Yaoundé où nous avons continué les enseignements. C’était notre métier, et nous l’aimions bien. Il s’agit notamment de l’Université catholique d’Afrique Centrale, l’UCAC, et de l’Institut de Philosophie Saint Joseph Mukasa.

C’est là, à l’Institut Saint Joseph Mukasa, dans la salle conviviale, que nous nous retrouvions très souvent, pour évoquer ensemble, notre passé, notre long passé, dont la rétrovision nous montrait qu’il ne fut pas si sombre, en dépit des efforts déployés pour le ternir. Nous avons lutté pour ne pas sombrer dans l’insignifiance, et avons survécu dans le clair-obscur. Toi surtout, Antoine, fervent chrétien devant l’Eternel, tu as réussi, au plan familial, à faire grandir, et correctement, toute ta progéniture. C’est un succès extraordinaire que bien des grands de ce monde peuvent t’envier même s’ils ne le disent pas ouvertement.

Relativement à la vie sociale, nous n’avons eu ni des châteaux, ni des carrosses rutilants, ni toutes ces autres choses  de la chrématistique pour lesquelles les hommes se battent aujourd’hui jusqu’à rentrer dans d’horribles pratiques magiques, tragiques et omni-manducatoires. Combien de châteaux, combien de carrosses Hobbes et Descartes ont-ils laissés ? Combien Einstein ?  Combien Victor Hugo et William Shakespeare ?  Combien Kant et Heidegger ? Combien Martin Luther King et Nelson Mandela ? Rien,  rien, rien !

 

 

LA PROGENITURE INTELLECTUELLE

Rien ne se perd, rien ne se crée. Les gens que nul n’a vu travailler dur sous le soleil, dans les champs ou dans les chantiers, dans les laboratoires ou dans les transactions, mais qui exhibent ostentatoirement et soudainement une opulence injustifiable et des montagnes d’argent, sont soit des voleurs soit des criminels qui cherchent à laisser leur nom grâce à un patrimoine imposant. L’on sait pourtant, que le paradigme matérialiste ne porte pas le nom des hommes à la postérité, comme ils le pensent en s’emparant de tout. Dans Le Banquet de Platon, les interlocuteurs de Socrate disent que ce sont les enfants que nous laissons, qui serviront à la perpétuation du nom du géniteur dans les générations à venir. Mais Socrate complète et rectifie en faisant plutôt prévaloir la fécondité intellectuelle. Les idées engendrées sont des enfants spirituels. Cela signifie que les œuvres de l’esprit, essentiellement durables, sont ce qui rendra le géniteur présent dans les siècles et les siècles. Nous nous reposions toujours sur cette conviction rassurante, et poursuivions notre travail sans états d’âme.  Nous savons aujourd’hui en effet, en notre XXIe siècle commençant, qui est Platon, Aristote ou Montesquieu, qui est Senghor, Nyerere ou Mandela, et ignorons complétement qui furent les hommes d’argent de leurs époques respectives.

      Mais revenons à toi, Antoine. Tu as laissé également beaucoup d’enfants spirituels, qui porteront ton nom aussi loin que possible dans le temps. Au plan académique,  tes étudiants de logique, d’épistémologie et de philosophie des sciences,  te pleurent à chaudes larmes, tant dans les universités d’Etat que dans les institutions privées. Il leur faudra du temps pour trouver un alter ego de ton rang. En attendant, il se pose la question de savoir qui va donc leur transmettre les trésors de la logique formelle, depuis Aristote jusqu’à Port-Royal ? Qui va les initier aux arcanes des logiques modernes et polyvalentes ? Qui va leur enseigner le Cercle de Vienne  et le néo-positivisme ? Qui Popper, qui Feyerabend et qui Thomas Kuhn ? La cuvée des remplaçants que tu as heureusement formés, en publiant avec eux des ouvrages techniques, me semblent encore si jeunes, et parfois si désemparés par le vide que laisse le maître! Ils devront  à coup sûr prendre des bouchées doubles pour combler le « tant » perdu !

 

LA VOCATION RATIONALISME

Te souviens-tu encore de notre ultime conversation qui eut lieu, il y a seulement quelques semaines avant ton départ ? Tu marchais en t’appuyant sur une canne, que j’avais prise pour un attribut de ton titre de patriarche reçu des notables de  Nkoabang, ton village natal. Mais c’était une canne de malade, dont ta légendaire discrétion avait empêché certains d’entre nous de connaître la raison. Cette dernière conversation, toujours conviviale malgré une fatigue tout de même perceptible, portait sur l’incompatibilité du rationalisme cartésien avec l’ésotérisme envahissant, sur la pratique du christianisme avec l’appartenance aux loges, qui tentent aujourd’hui aussi bien les hommes du pouvoir que ceux du savoir. Je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi cette thématique nous passionnait tant. Mais la  tonalité transcendantale de la conversation sonnait comme l’épilogue, apaisant, d’une longue méditation métaphysique sur le sens de l’existence.

Nous avions suivi, à Tours, le célèbre cours de Claude Bruaire sur L’ABSOLU, un cours que tous les prélats de la ville venaient écouter avec nous dans l’amphi, à la tombée du jour. Nous avons été édifiés par Kaplan, le fils du grand Rabbin de Paris, qui nous enseignait l’Ethique de Spinoza, par Madame Echavidre qui nous commentait la Métaphysique d’Aristote, par Madame Granboulan, la logicienne, qui nous émerveillait  sur Carnap, Ajdukiewich, Wittgenstein et le  néo-positivisme, tandis que Jean Marquet nous éblouissait, de son côté, avec Nietzsche,  le surhomme et le nihilisme, et Claude Bruaire, encore, qui nous faisait boire sans répit les tasses du rationalisme leibnizien. Ah, le principe de raison suffisante : NIHIL EST SINE RATIONE ! Nous aimions passer des heures à nous rappeler la luminescence de cette galaxie tourangelle, en regrettant l’absorption de nos élites locales dans un obscurantisme de type médiéval qui, avec le renfort de nos négritudes traditionnelles,  se transforme en un cynique système d’autoritarisme, de prédation et de corruption, de criminalité et de dénaturation de l’homme. On se demande parfois si ces élites sont encore des intellectuels.

 En tout cas, au terme  de la très durable fréquentation du système rationaliste et positiviste le plus pur, ci-dessus évoqué, c’eût été une grossière inconséquence,  pour nous, de basculer dans les aventures incertaines des loges, et de tout le reste-là, qui brille sans être de l’or. Nous avons donc conservé la foi de notre enfance et la crainte de Dieu, qui nous avaient été insufflées au Collège Vogt par la morale des Frères canadiens, ou l’austérité du Père Pichon, qui nous blâmait parfois au confessionnal quand il présumait que le péché était grave. Devenus adultes il nous était naturellement impossible de trahir ces convictions premières. D’ailleurs juste après ton départ, le Synode épiscopal du Cameroun, début avril 2019, nous donnait publiquement raison en proclamant l’incompatibilité absolue des deux options évoquées. Cela signifie concrètement que si l’on s’engage pour l’une, on s’exclut de l’autre, et réciproquement. Cette conclusion du synode sonnait la fin du ballotage, la fin d’un « flip flop » entre des systèmes contadictoires.

 

 

Mesdames et Messieurs,

Si je réaffirme l’option chrétienne, rationaliste et positiviste de l’épistémologue camerounais qui  vient de nous quitter, c’est juste pour TEMOIGNER et  non pour CONVAINCRE. Autrement ce serait du prosélytisme. Notre régime politique, républicain et laïc, proscrit en effet toute forme d’endoctrinement religieux ou spécial dans l’espace public, et plus particulièrement encore dans une université d’Etat. C’est pour cela que je ne saurais franchir le Rubicon dans ce débat,  pour dire ici,  en plein amphithéâtre, quelle est l’option la plus convenable.  L’auto-détermination de chacun doit être respectée. Mais les hommes des sectes et des loges eux, ne s’embarrassent pas de scrupules. En cherchant à séduire les étudiants dans le campus, par l’appât des notes et des emplois à la sortie[2], ils sont tout simplement en train de commettre une grave faute éthique et déontologique : le harcèlement moral, et le viol du principe de laïcité. La préférence que le système accorde par la suite aux seuls adeptes,  au moment des nominations et des promotions, est une trahison des valeurs  qui tourne notre pays, petit à petit,  vers la stature d’un Etat clérical, arbitraire, discriminatoire, intolérant et fondamentaliste. Un Etat qui ne choisit de fonctionner, à l’aide de ses observatoires, qu’avec  des coreligionnaires uniformes est un Etat qui rejette, dans ses marges, la moitié, ou très certainement l’essentiel de son potentiel. Il ne peut tomber, finalement, que dans la claudication, tout en croyant qu’il marche normalement.

L’ultime victoire du Professeur Antoine Manga Bihina est sans nul doute, Mesdames et Messieurs, d’avoir rendu possible, par sa disparition, la présente réflexion sur les croyances et les grandes valeurs existentielles. Il est possible qu’une telle réflexion aboutisse un jour à l’assainissement des mœurs, au retour de l’objectivité et de la justice sociale, bref, à l’apparition de la  vraie rigueur et de la vraie moralisation.

Notre pays fait face en ce moment à toutes sortes de CRISES GEO ET SOCIOPOLITIQUES : le terrorisme islamiste et la volonté sécessionniste qui fait couler des torrents de sang. Mais l’aliénation illuministe est peut-être la pire de toutes ces crises. Elle nous maintient dans le sous-développement, comme cela se produisit au Moyen Age.  C’est le rationalisme qui, à cette époque, débloqua la situation en créant la technoscience et les industries. Mais la mentalité qui règne autour de nous en ce moment, ne nous a pas permis, depuis nos indépendances, d’évoluer d’un iota. Nous sommes au contraire retombés plus bas qu’au niveau de la crédulité et de l’improductivité Médiévales.  Ne pas le savoir, ne pas le voir, est aussi la plus grande contradiction de l’illuminisme dont se prévalent  pourtant nos hommes d’esprit, vecteurs de la stagnation ou de la régression.  

Antoine, mon ami, mon frère,

Nous avons marché. Nous avons cheminé, nous avons fonctionné ensemble, comme Montaigne et La Boétie. L’idée de te dire « Adieu » ne m’effleure pas l’esprit. Je préfère te dire, comme des centaines et des centaines de fois auparavant, « Aurevoir », « A nous revoir ». Quand elle le voudra, la providence nous remettra probablement encore ensemble[3].

 

                              *           *

                                     *

-         Mon Révérend Père  Recteur de l’Institut de philosophie Saint Joseph Mukasa,

-         Mon Révérend Père  Directeur des études,

-         Mes Révérends Pères Recteurs des différents Ordres missionnaires

-         Chères et chers collègues enseignants,

-         Chers Etudiants,

-         Dignes et respectables membres de la famille endeuillée,

-         Mesdames et Messieurs,  

 

Le grand homme de science que pleure la communauté universitaire du Cameroun aujourd’hui était aussi en réalité, un homme de foi. Sa disparition toute récente nécessite en conséquence qu’avant d’aborder sa double dimension scientifique et chrétienne, on souscrive tout d’abord à la tradition de l’hommage académique. Mais l’hommage proprement dit relève du privilège des employeurs que sont les services administratifs, lesquels disposent des archives et d’autres sources d’information plus fiables. Je voudrais donc me soustraire de ces complexités pour me contenter de présenter, pour la communauté, qu’un simple témoignage personnel du lien extraordinaire qui m’attachait au regretté Professeur. Ce n’est qu’après ce cri du cœur  que j’en viendrai à l’analyse de la dualité de la foi et de la raison qui apparaissent pour certains, antithétiques.

 

II- HOMME DE SCIENCE ET HOMME DE FOI

            L’espèce de rendez-vous transtemporel et transontologique, que je donne ainsi à mon frère, signifie, ni plus ni moins, que nous allons nous « revoir », que nous allons nous « retrouver », sous une forme ou sous une autre. En tout cas, sous cette forme, difficile à définir, qui est une sorte d’intégration des intelligences particulières dans l’Intelligence Absolue et universelles où les interconnexions apparaissent mille fois plus rapides que les émanations électromagnétiques du micro-processeur. Bien que l’on ne sache pas exactement ce que nous devenons en ce moment-là : des bulles d’air ou de simples molécules (mais de quoi ?), ou peut être ces monades de Leibniz,  nous  avons la certitude de que nous serons. Il s’agit d’un acte de foi, mais qui ne forclôt nullement la dimension scientifique du croyant. Nous essaierons de l’illustrer avec le Professeur Antoine Manga Bihina, dont je vais évoquer, pour commencer, l’intensité du travail scientifique.

            Scientifique de haut vol comme nous l’avons vu dans la présentation qui précède, le professeur s’est montré toujours discret, peu agressif et expansif au plan éditorial, quoique pugnace et énergique dans la défense de ses positions lors des conférences et des soutenances. Le Professeur Manga Bihina n’a pas visiblement cherché à publier ses thèses, notamment la seconde, qui eût été un magnum opus. Il ne courait pas non plus, éperdument, derrière les changements de grades, comme le font la plupart des postulants d’aujourd’hui,  carriéristes effrénés dans tous les sens sauf dans celui de la profondeur. Homme d’expérience et pétri de méthode, Antoine Manga Bihina représentait une force scientifique tranquille, sans agitation intempestive. Le ressort de sa production n’était pas le critère de la quantité, mais plutôt celui de la qualité et profondeur, d’où l’extrême sobriété qui l’a toujours caractérisé dans ce domaine. Quand il prenait la parole ou la plume, on le suivait avec respect, parce que ses positions scientifiques, ou idéologiques, valaient leur pesant d’or. Quand il intervenait en effet, il en imposait de par l’abondante érudition qui clouait le bec aux débatteurs impénitents, et parfois fort imprudents qui voulaient l’affronter.

            On dirait par ailleurs qu’il voyait dans la science non une passion à assouvir en prenant des initiatives heuristiques tapageuses, pour briller ou pour primer, mais plutôt un devoir professionnel qu’il fallait seulement accomplir. Ayant intégré une association religieuse laïque, l’Association St Joseph qui   fonctionne sous la tutelle de la Cathédrale Notre Dame de Yaoundé, il en honorait assidûment les rendez-vous, et cet engagement lui prenait une bonne partie de son temps.

            En dehors de ses enseignements statutaires dont il ne manquait aucune séance et des publications qui lui étaient nécessaires pour accéder à des grades supérieurs, Antoine Manga Bihina s’était aussi investi dans les activités de l’enseignement secondaire à temps plein. Dans ce sens, et pendant qu’il préparait sa grande thèse en France, Antoine s’était engagé dans l’enseignement secondaire de ce pays où de jeunes élèves candidats au baccalauréat appréciaient ses prestations. Malgré son intégration à l’enseignement supérieur au Cameroun, le jeune pédagogue n’avait jamais coupé ce cordon ombilical. C’est ainsi qu’il s’était mis à assumer la direction des enseignements de philosophie dans une institution catholique de Yaoundé, le Collège de la Retraite. Cette hyperactivité lui permettra aussi d’animer régulièrement un site Internet à travers lequel il rédigeait des modèles de dissertation selon la demande de jeunes internautes en difficulté. Etonnant : il s’agissait des dizaines et des dizaines de dissertations ! J’étais ébahi, et je m’étais seulement mis à secouer la tête quand j’avais découvert dans mon ordinateur cette autre dimension d’Antoine.

            On peut aussi ajouter qu’aux derniers jours de sa vie, il s’était mis activement à appuyer de jeunes assistants en les aidant à publier des ouvrages soit en philosophie générale, soit dans son domaine où ces derniers devaient lui succéder.  Il assurait la relève.  Se trouvent ainsi publiés, sous sa direction, et avec sa préface :

-         La re-centration de l’homme : réflexion philosophiques sur la question du devenir de l’humain à l’ère des techno sciences et des postulats de la laïcité, L’Harmattan, Paris 2017 (Issoufou Soulé Mouchiili Njimom)

-         La problématique de la maladie dans la pensée biomédicale : essai sur la normalité biologique chez Georges Canquilhem (Cyriaque Geoffrey Ebissienine).  L’Harmattan, Paris, 2010.

-         Traite négrière, esclavage, colonisation et émergence de types d’humanité en Afrique. CLE, 2015 (Pierre-Paul Okah Atenga)

-         Philosophie et développement de la philosophie de questionnement du développement aux perspectives de l’émergence. L’Harmattan, Paris, 2015 (Issoufou Soulé Mouchili Njimom)

-         Cosmologie et philosophie. De la justice et du fonctionnement du monde. Les Presses Universitaires de Yaoundé, 2014 (Pierre-Paul Okah Atenga)[4].   

Au vu de cet immense entreprise scientifique, la grande question est donc la suivante : l’homme de science qui a tenu ainsi à former des formateurs pour lui succéder, et qui s’est tué à enseigner parallèlement et à temps complet, dans le supérieur et dans le secondaire,  qui avait surtout atteint les sommets de la philosophie où règne la raison, peut-il encore accorder quelque importance à la religion et à la foi ? Les plus grands philosophes ne sont-ils pas tout simplement athées ?

Les frimeurs qui le disent ne font, en fait, que pécher par métonymie, que commettre une induction amplifiante. Que Nietzsche, Marx et Sartre soient athées ne signifie nullement que tous les éléments de l’ensemble des philosophes le soient aussi. L’immense majorité des philosophes du monde professent l’idée d’un créateur absolu, depuis l’Extrême – Orient jusqu’aux confins de l’Occident. Inutile de citer longuement des noms : les Gabriel Marcel, les Pascal, les Descartes, les Alquié, les Maurice Clavel, les René Girard, les Mounier, les Ricœur, etc.

Il y a tout près de nous Manga Bihina, dont la personnalité se compose très visiblement de dualité constituée par l’instance savante et l’instance croyante.

La première a été dépeinte dans la fresque académico-pédagogique, objet des analyse qui précèdent,

La deuxième y a également été esquissée par son intense activité dans la vie chrétienne organisationnelle. Mais il faudrait l’approfondir en se référant à un article fondamental que le professeur avait publié dans Fides et Ratio un article intitulé : L’unité de l’homme à travers le pluralisme de ses aspérités : le cas de la foi et de la raison[5], auquel il a placé en exergue cette citation de Hubert Reeves : « Pour moi, être croyant c’est cette intime conviction qu’il y a un truc ».

Cédons-lui la parole à présent pour entendre directement sa propre voix qui sera aussi la fin de ce témoignage. L’auteur énumère un pluralisme d’aspérités qui structure le défi  idéologique et politique de l’homme à travers quatre champs différents :

« 1- Notre désert moral, intellectuel, matériel et spirituel qui nous fait douter de l’éternité et de l’efficacité des valeurs chrétiennes et qui pour cette raison, a besoin d’être irrigué pour retrouver l’authenticité de l’homme.

2- Les impostures auxquelles nous convie ce monde bruyant, agité, libéral et permissiviste, il est sage de les dénoncer pour établir la dignité de l’humain.     

3- L’explosion des énergies désirantes qui enlisent dans l’individualisme, le tellurisme et la dynamique d’un environnement qui, sous le couvert d’une laïcité triomphante, multiplie des droits et des spiritualités. Cette dynamique a besoin d’être apaisée par des appuis crédibles et des accompagnements de réhabilitation de la vérité de l’homme dans une existence imposable et tranquille.

4. L’inachèvement métaphysique et anthropologique qui expose aux angoisses, au désespoir, avec   comme conséquences, l’impatience de la réussite, la sollicitation des mauvais dieux ».

 

Arrêtons-nous sur cette dernière image. Malgré ce style elliptique, qui ne veut pas dire grossièrement certaines réalités, tout le monde sait, dans notre environnement, ce qu’est « un monde bruyant et agité », ce que signifie « multiplier les droits et les spiritualités », ce qu’est l’impatience de la réussite » ainsi que ce qu’on appelle « les mauvais dieux ». Méphistolès en était un, et le Docteur Faustus l’avait appris à ses dépens. Ce savant qui voulait avoir toutes les connaissances du monde et toute la fortune, s’était adressé à lui en signant un pacte ; comme nous le dit Goethe. C’est le même souci qui hante nos hommes d’esprit, qui signent également des pactes. Méphistophélès n’était rien d’autre qu’un mauvais Dieu.

 

Hubert Mono Ndjana

Saint Joseph Mukasa, Yaoundé,

             Le 21 mai 2019

 

 

 

 



[1] Le principal ouvrage à consulter à ce chapitre, est De la magie, de Giordano Bruno (1548-1600) traduit du latin, annoté et suivi de La Philosophie dans le miroir par Danielle Sonnier et Boris Donné, Editions ALLIA, Paris, 2000.  Le De magia a été publié vers 1891 seulement. Ce petit livre est bien documenté, pour les lecteurs intéressés par ce domaine de choses curieuses. 

[2] Pour les incorporer plus facilement, ils leur font croire que Descartes avait été un adepte des loges et des sciences occultes. En fait, ces étudiants devraient aller lire et relire le Discours de la méthode,  et surtout les  Règles pour la direction de l’esprit (Regulae) dans lesquels René Descartes récuse formellement la validité de ces pratiques qui avaient tout d’abord attiré sa curiosité. Il les avait rejetées pour la supercherie qu’il y avait découverte, et opté de ne s’en tenir désormais  qu’à sa méthode.  Dans un article intitulé « la nature du savoir scientifique selon Descartes, et l’«Histoire de mon esprit », autobiographie intellectuelle », in Revue Philosophique de Louvain, t. 66, n° 89, 1968, un spécialiste de cet auteur,  Elie Denissoff (University of Notre Dame, Indiana) écrit : La popularité des sciences occultes était indéniable : Kepler était astrologue du roi de Pologne ; Morin, correspondant de Descartes, défendait la valeur de l’alchimie, et la magie ne manquait pas d’adhérents. Descartes, lui, les méprisait : « rien ne me semble absurde, écrit-il, que de disputer audacieusement sur les mystères de la nature (alchimie), sur l’influence des astres (astrologie), sur la prédiction de l’avenir (chiromancie) et autres choses semblables » (Regulae : 398, 5-10). Parlant d’une lettre que lui avait adressée Meissonnier, médecin à Lyon, il écrit : Il y mêle tant d’astrologie, de chiromancie et autres telles niaiseries, que je ne puis en avoir bonne opinion » (au P. Mersenne : A.T., III, 15, 17-19).

[3] Ici s’achève l’hommage lu dans le mythique Amphi 700 de l’Université de Yaoundé I. La suite est un témoignage complémentaire sur la dualité fondamentale du scientifique et du croyant qui a rythmé de façon équilibrée la vie du regretté professeur. La lecture purement orale de ces textes ne mentionne pas, naturellement, les notes infrapaginales. Seuls les lecteurs de la version écrite pourront prendre connaissance des commentaires et références placés ai bas de certaines pages. 

[4] Voir cet Extrait de la Bibliographie de la philosophie africaine, de A.J. Smet, Kinshasa Institut de Formation et d’Etudes Politiques, 1997.

-          Le dégagement comme philosophie du développement, Khartoun, 1997.

-          L’intuition ou de la spécificité de la philosophie négro-africaine, in Cahiers du Département de philosophie (Yaoundé) 2 (1978), 107-130.

-          « L’engagement philosophique », in Actes du Colloque de philosophie de l’ENS, Yaoundé, 4-8 avril, 1983. Yaoundé, Impr. St-Paul, 1983.

-          Symbolisme et philosophie, Essai sur le proverbe, in Revue sénégalaise de philos. (1983) n. 4, 47-59.

 

[5] L’Encyclique Fides et ratio (Foi et raison) a été publiée le 14 Septembre 1998 par le Pape Jean-Paul II. L’UCAC, en commémoration des dix ans de cette Encyclique a suscité une publication collective, sous la direction du Doyen Forbi Kisito dans laquelle Antoine Manga Bihina a fait paraître son article